Lucas Reboul est le cofondateur de Kaléo, une société de conception audiovisuelle et interactive fondée en 2003 en Occitanie. Dans cette société, il occupe une place assez transversale (codirection artistique, coordination des aspects techniques…).
DĂ©but 2024, Lucas m’a proposĂ© d’intervenir dans un atelier engagĂ© au SITEM (voir la notule “RĂ©flĂ©chir et agir ensemble 🤔💪“ dans la première partie de ce numĂ©ro de l’infolettre). Suite Ă  nos Ă©changes (avant, pendant et après cet atelier), je lui ai proposĂ© un entretien dans muzeodrome (entretien bien plus long qu’Ă  l’accoutumĂ©e).
 
Lucas, d’oĂą viens-tu ?

J’ai un parcours académique pluridisciplinaire, en histoire du cinéma et esthétique à l’université Marc Bloch, aux Beaux-arts. J’avais aussi démarré un doctorat inachevé sur les questions de l’image filmée comme dispositif technique.

J’ai toujours conjugué des pratiques audiovisuelles et multimédias. J’ai aussi eu une petite pratique de films expérimentaux, du vidéo art, avant de m’orienter vers la médiation avec des outils numériques.

Un point important, mon père était un hobbyiste de l’informatique, et en même temps, nous vivions dans un préfabriqué en pleine nature, quasiment de façon autonome. Nature et culture dès l’enfance… Du ZX81 à la gestion de l’eau.

Pourquoi as-tu proposé un atelier de réflexions sur le déploiement de l’écoconception et la démarche numérique responsable au SITEM ?

En tant que concepteur numĂ©rique dans le secteur culturel, j’observe des injonctions contradictoires. D’une part, une pression pour produire des dispositifs dits innovants de type VR, AR, IA, sans dĂ©finir le pourquoi. D’autre part, il y a un affichage de la responsabilitĂ© des organisations, dans leur communication ou dans les critères des appels d’offres. Mais au-delĂ , il n’y a parfois aucune dĂ©marche concrète. Comment dĂ©passer la dissonance cognitive ?

Au-delĂ  du constat, la question est d’adopter une approche structurĂ©e sur la base d’outils, de pratiques, en intĂ©grant les acteurs. Il est nĂ©cessaire de questionner la façon dont nous abordons le numĂ©rique dans les expositions. Ce que nous apprennent l’écoconception et l’ACV (Analyse du cycle de vie), c’est de ne pas avoir d’a priori sur les rĂ©sultats ou les solutions. La dĂ©marche aide Ă  identifier les impacts, les mesurer et arbitrer les dĂ©cisions au niveau design, technique, etc.

L’écoconception doit ainsi être envisagée dès les premières étapes d’un projet. Cette démarche ne peut se faire sans que les commanditaires et les institutions acceptent de modifier leurs pratiques. Elle ne peut s’envisager sans une formation de la filière.

L’atelier, avec ton intervention, avait aussi pour vocation de montrer que le numĂ©rique est une dimension de l’exposition, qu’il a une histoire qui n’a pas dĂ©marrĂ© avec la VR ou l’IA. Et aussi qu’il y a des mĂ©thodes, des compĂ©tences, des leviers d’action pertinents, des rĂ©fĂ©rentiels, des bonnes pratiques.

Pourquoi as-tu bifurquĂ© vers d’autres façons de produire et mettre en place des dispositifs numĂ©riques ?

On ne peut ignorer les enjeux du changement climatique, l’effondrement de la biodiversité, et les conséquences sociétales de la surexposition aux écrans.
Quel est le poids du numérique ? Et quelle est sa trajectoire ?

Dans le secteur muséographique, j’observe une sorte de pression vers la XR (Réalité étendue), qui reste artificiellement soutenue. Des appels à projets dans le domaine artistique favorisent le métavers, la réalité augmentée, les grands espaces immersifs. D’un autre côté, il y a un grand cimetière d’app dans les stores et le sujet de la formation autour de la maintenance, de la réutilisation et du recyclage des équipements est presque inexistant.

En 2022, j’ai été à l´ISE (Integrated Systems Europe) à Barcelone, le plus grand salon européen sur l’intégration audiovisuelle et les systèmes numériques. On pouvait y voir une grande quantité d’écrans et de technologies de l’affichage dynamique qui souhaitent se substituer aux affichages classiques. C’était effrayant. Ces acteurs industriels pèsent sur la définition des futures normes, et leurs obsolescences organisées.

Dans la filière audiovisuelle, il y a un fétichisme du matériel, de la machinerie et du renouvellement des formats. L’effet rebond y est encore plus présent. J’observe des sociétés qui vont pitcher 5 minutes un projet à 20·000 km et aussi dans ma région des projets de grands studios audiovisuels qui vont artificialiser des sols, avec l’aval des institutions.

Dans les ICC (Industries culturelles et créatives), on note une profusion de discours sur les responsabilités du capitalisme. Mais le monde culturel est dans un angle mort, il ne perçoit pas vraiment ses propres externalités négatives. Lors de l’atelier, Christine Debray (directrice de projet sobriété numérique culturelle au ministère de la Culture) rappelait que la culture représente presque 70 % de la bande passante utilisée sur Internet.

Alors, comment est-il possible de bifurquer ?

Dans la musĂ©ographie, je suis un maillon au cĹ“ur d’une chaĂ®ne de dĂ©cisions qui intègre beaucoup d’acteurs (prescripteurs, sociĂ©tĂ©s de conseils, programmistes, assistants Ă  maĂ®trise d’ouvrage, musĂ©ographes, scĂ©nographes, comitĂ©s scientifiques, fournisseurs de solutions d’intĂ©gration audiovisuelle…). Je ne suis pas seul dĂ©cisionnaire des formes proposĂ©es aux publics. Et ma voix ne porte pas autant que celles des premiers acteurs. Si j’interviens trop tard, je dois corriger des choix dĂ©jĂ  effectuĂ©s, et cette approche de dĂ©construction est souvent mal perçue.

Il y a un travail de sensibilisation de la filière en amont. Je communique régulièrement avec mes clients et fournisseurs sur ces sujets. Beaucoup de pédagogie est nécessaire pour accompagner les clients inexpérimentés, surtout ceux qui veulent à tout prix déployer une innovation complexe vue quelque part sur Internet.

Et au niveau de ton entreprise, Kaléo ?

Il y a des débats et des interrogations légitimes. J’adopte une stratégie pour la conduite au changement, je repense “que produire” et “comment produire”. Mes équipes suivent des formations (numérique responsable, écoconception, etc.). Nous avons intégré récemment les compétences d’un ergonome cognitif, pour évaluer les interfaces (accessibilité, IHM). Nous avons aussi mis en place des partenariats avec des ESAT pour tester des dispositifs numériques.

Nous suivons une méthode d’écoconception et nous proposons des réponses moins impactantes pour une même fonctionnalité. Sur le plan technique, nous recherchons des solutions numériques dont le déploiement, l’entretien, le réemploi et le recyclage seront plus faciles. On recycle aussi du matériel déjà présent pour les projets (par exemple pour le Parc de la Vanoise). Il y a également tout un volet de recherche et développement (R&D) pour trouver des solutions technologiquement mid-tech et plus durables.

Sur le contenu, nous restons fidèles à une ligne de conduite proche de la médiation. Il n’y a pas de volonté de fidéliser un visiteur à un écran, de le retenir et l’enfermer, de proposer des expériences futiles.

Les pratiques d’une ergonomie inclusive et maîtrisée nous poussent à favoriser certaines technologies, nous préférons l’immersion collective non casquée, les interactions avec des manips, des alternatives low-tech.

Sur quels outils et méthodologies vous appuyez-vous ?

Nous avons formalisé nos engagements avec des formations et des labélisations. En 2020, Kaléo avec Envol, un mini ISO 14001 certifié par le Bureau Véritas. Nous avons élaboré un plan d’actions environnementales, qui couvrent toutes les dimensions de l’activité, du compostage des déchets à l’installation de panneaux solaires.

Solène Laferrière, directrice UX, a été formée en écoconception de services numériques cette même année. Je suis formé en écoconception et initié à l’ACV (Analyse du cycle de vie). En tous, trois personnes sont formées au numérique responsable. Nous mettons en œuvre un plan Numérique Responsable qui couvre toutes les dimensions de l’activité : achat, formation, énergie, entretien, etc. Il est piloté en interne par Margaux, notre ingénieure informatique, et Solène. Honnêtement, c’est un travail considérable. Il est nécessaire de tout mesurer, d’analyser chacun des leviers et de formaliser. Cette démarche s’appuie sur des données objectives, et ce n’est pas de l’auto-déclaration.

En interne, nous menons ainsi des actions d’amélioration continue, par exemple nous avons conçu un logiciel qui supprime les ressources inutiles dans nos applications, pour réduire leurs poids.

Au niveau conception, nous cherchons à améliorer l’aspect fonctionnel, par exemple nous avons réalisé un dispositif AR (réalité augmentée) mais sur la base d’un PC et d’un écran fixé sur un pied articulé au lieu d’une tablette. Les avantages sont nombreux : allongement de la durée de vie, infogérance, évolution du soft. Le dispositif est accessible aux PMR (personnes à mobilité réduite) et règle les limites de la réalité augmentée comme la contrainte ergonomique et la lisibilité. Mais cela a nécessité beaucoup plus de prototypage. Nous proposons aussi des théâtres optiques, qui reposent sur des technologies simples, mais avec un design évolué.

Quelles ont été les réactions des membres de ton entreprise face à ce changement ?

Il n’y a pas eu de changement radical, mais une modification progressive des façons de produire et de pourquoi produire. La démarche exige de la pédagogie et de l’adhésion. Les réactions face aux questions posées du numérique acceptable sont multiples. L’équipe est composée de sensibilités diverses. Le changement passe par des organismes de formations, comme le Green IT.

Certains automatismes doivent venir s’ajouter à des contraintes déjà fortes. Sur l’écoconception, globalement, la démarche est collective. Elle se diffuse plus facilement en interne, mais se heurte aux clients ou maîtres d’œuvre. Elle bouscule les commanditaires et leur demande des arbitrages.

Selon toi, cette démarche devrait-elle être encore plus soutenue par les acteurs publics, dont les musées ?

Les CCTP (cahiers des clauses techniques particulières) des acheteurs publics doivent intégrer des critères d’écoresponsabilité depuis 2004, les textes ne sont pas récents, avec un indice de notation jusqu’à 20 %. Beaucoup de marchés n’intègrent aucun critère RSE ou écoresponsable.

L’autre problème est qu’actuellement, les acteurs institutionnels ne maîtrisent pas cette dimension : les politiques d’achats responsables, l’écoconception, le numérique responsable. Ils évaluent les candidats sur une base autodéclarative, voire au ressenti. Si les institutions pouvaient respecter le cadre légal et faire une analyse objective des critères, ce serait un premier pas. Je crains aussi le green washing, d’autant que le tunnel carbone pousse à se focaliser sur cette unique dimension.

Ensuite, effectivement, les acteurs et institutions publiques (Ademe, Ministère, etc.) produisent des outils, des aides, mais la décision en revient au commanditaire. Comment faire pour que se diffuse cette démarche ? Je n’ai pas la réponse.

Pour terminer cet entretien, aurais-tu deux ou trois ressources à nous communiquer pour prendre la route des autres numériques ?

Le site du Green-It dispose de ressources intéressantes pouvant apporter un éclairage sur la réalité des impacts du numérique. Il envisage surtout le web, mais offre des articles pertinents.
 
Le podcast Techologie est très intéressant, car il couvre plusieurs dimensions du numérique, avec des invités qualifiés. C’est une approche militante, pouvant offrir une vue globale de la filière, avec toutes ces dimensions ignorées : les minerais, les usines, les enjeux sociétaux.

Je pense à une dernière référence, Les images du Futur, un livre de Joseph Deken, 1984, sur l’informatique graphique qui permet de voir dans le rétroviseur l’évolution du numérique, avec une très belle iconographie.

[Rappel] Pour celles et ceux qui souhaitent disposer du support de présentation de l’atelier que nous avons avons mené au SITEM avec Lucas Reboul et Christine Debray (PDF de plus de cinquante pages qui contient de multiples références et ressources) → merci de m’envoyer un gentil message ici-même, depuis mon site web ou dans LinkedIn.


{ Entretien publiĂ© dans le n°145a de l’infolettre Muzeodrome - le 2 mai 2024 }