/ Entretien avec Jean-Noël Lafargue (en version longue par rapport à celle de l’infolettre - le symbole § avant la question indique que celle-ci n’est présente que dans la version longue) /

Jean-Noël Lafargue est né en 1968. Nous sommes de la même génération (je suis né 1966). Boulimiques de cultures, nous partageons plusieurs pratiques communes (le code créatif, la lecture de science fiction et de bande-dessinée [indépendante] et il y a bien longtemps le développement de cédérom !).

Nous nous sommes d’abord croisé dans Usenet en 1995 ou 1996, puis de multiples fois dans le Web (forums, sites, réseaux socionumériques…). Des années après notre première rencontre en ligne, nous nous sommes enfin rencontrés en chair et en os (si je ne m’abuse pour la fin de l’émission Place de la Toile en 2013 ou 2014).

Bonjour Jean-Noël, peux-tu te présenter rapidement ?

Eh bien je dirais que j’enseigne, en école d’art et design, les pratiques numériques (techniquement mais aussi, autant que possible, en apportant un recul techno-critique, sur une crête qui tente de ne tomber ni dans la naïveté de la fascination pour les technologies ni dans celle de leur rejet dogmatique — car si tu ne t’occupes pas du monde numérique, lui s’occupera de toi). Je suis auteur d’ouvrages didactiques en lien avec les technologies, d’ouvrages en lien avec la culture visuelle, blogueur, et très ponctuellement artiste et commissaire d’exposition. J’ai suivi un cursus artistique, d’abord en peinture aux Beaux-Arts de Paris, puis en Arts plastiques à Paris 8 où j’ai découvert le potentiel artistique des “nouveaux” médias et de l’interactivité. J’ai eu une activité de consultant, développeur web, assistant d’artiste, mais désormais la plupart de mes travaux servent à nourrir mon enseignement ou à glaner quelques likes sur Instagram.

§ Tu pratiques l’art et les algorithmes génératifs depuis longtemps, tu les enseignes aussi. Peux-tu nous parler de ton parcours et de tes enseignement ?

Mon adolescence est (comme tout le monde, non ?) un moment fondateur de ma formation.

Comme beaucoup de gens de ma génération (né en 1968), j’ai vécu l’arrivée de l’ordinateur personnel, et notamment du Sinclair ZX81, mon premier ordinateur (1983) que l’on branchait sur son téléviseur et qui servait essentiellement à programmer. Ou plutôt à saisir des programmes, car dans un premier temps c’est du code trouvé dans la presse (Science & Vie, le Haut Parleur, l’Ordinateur individuel) que je recopiais. Parvenir à répéter une phrase en boucle sur l’écran, ou faire se déplacer un carré blanc en manipulant le clavier, donnait l’impression de pouvoir un jour diriger le monde. Il y a quelques personnes pour qui ça s’est avéré.

Au Havre, mon cours d’initiation à la programmation repose aussi sur la simple saisie de code : j’écris, les étudiants recopient, et peu à peu s’amusent à changer des nombres pour voir ce que ça donne…

Après le collège, au lieu d’aller au lycée général, j’ai été “orienté”, comme on disait, dans une Lycée professionnel de retouche-photo. J’ai passé trois ans à y apprendre à modifier des photographies au gris-film, au crayon, à l’aérographe. Ma formation terminée j’ai été fugacement “photograveur”, un métier clé de la chaîne graphique, désormais largement disparu. J’ai aussi un peu appris à dessiner la typographie au tire-ligne, à faire des mises-en-pages à la colle et aux ciseaux. Quelques années plus tard, tout ce savoir-faire était rendu en grande partie obsolète par la mutation numérique de la prépresse. Cette transition n’a pas été douloureuse pour moi (bien moins que la disparition du logiciel Director), mais elle m’a amené à être attentif aux outils et à ce qu’on gagne mais aussi ce qu’on perd quand on en abandonne un.

L’époque a aussi été celle de l’arrivée du graffiti “newyorkais” dont je suis un timide pionnier en France (des documents qui m’appartiennent sont en ce moment exposés au musée des Beaux-Arts de Nancy, dans le cadre de l’exposition “Aérosol”), domaine dont j’ai adoré l’esthétique généreuse (offrir de belles images sur les murs gris de friches industrielles), le rapport à la liberté et à la pulsion de créer, à la gratuité, autant d’éléments que j’ai retrouvés avec ma découverte du web dix ans plus tard. Je comprends aujourd’hui aussi que cette culture m’a amené à m’intéresser à la lettre, au geste, mais aussi à la musique électro-hip-hop (Time Zone, Jonzon Crew, Soulsonic force, mais aussi Herbie Hancock et New Order…). J’ai assez vite détesté voir le milieu du Hip-hop devenir vandale, gangsta, se prendre au sérieux en se vidant de sa puissance créative… Mais je me réconcilie à présent avec ce moment que j’ai vécu avec enthousiasme. Je ne saurais dire ce que j’en tire concrètement en tant qu’enseignant, à part dire à des jeunes de vingt ans que moi aussi j’ai été jeune.

Enfin, une expérience esthétique marquante a été celle du jeu vidéo, d’abord pour lui-même (regarder les luminophores des jeux comme Space Invaders, Pong, Missile Command, Pacman, etc., me fascinait), mais aussi pour une esthétique voisine dont j’ai découvert l’existence avec mon second ordinateur, un ATARI 520ST : le monde des “démos”, ces petits programmes qui accompagnaient les jeux piratés (on ne savait pas vraiment qu’ils étaient piratés) et qui faisaient la démonstration, visuelle et parfois musicale, du talent de programmeurs pour faire tenir tout un monde animé dans quelques lignes de code. Une forme d’art vernaculaire à la culture “micro”, dont l’esthétique et la philosophie me hantent toujours aujourd’hui. Enfant, j’ai aussi baigné dans l’op-art, qui reste une forte référence esthétique dans ma production personnelle.

Bref, j’ai très peu progressé en quarante voire cinquante ans.

Je ne sais pas ce que j’arrive effectivement à transmettre de mon expérience à mes étudiants avec ces souvenirs d’ancien combattant, d’autant qu’ils sont occupés à vivre leur propre époque. J’apprends beaucoup d’eux, en tout cas.

Comment situes-tu ton travail par rapport aux différentes propositions de l’expositionMode d’emploidu MAMCS de Strasbourg ?

À titre personnel, j’ai été très ému de voir mon modeste livre <=280 en bonne place dans l’exposition… Quand je parcours la liste des participants, je connais tous les noms sauf le mien. Enfin le mien je le connais aussi, évidemment, mais j’ai du mal à voir ce qu’il fait entre John Cage, Sol LeWitt, Cathy Berberian et Lawrence Wiener, je me sens comme un intrus. Je suis content d’y retrouver Claude Closky, avec qui j’ai beaucoup travaillé, et les auteurs du catalogue, Élise Gay et Kevin Donnot, que j’ai connus étudiants aux beaux-arts de Rennes. Mais surtout, je me trouve dans une salle qui réunit aussi Larva Labs et, surtout, Vera Molnár. Par un coup du sort, l’exemplaire présenté est celui que j’avais projeté d’offrir à Vera Molnár lors de l’inauguration de l’exposition de son centenaire, mais elle est morte peu avant. J’ai offert cet exemplaire à Philippe Bettinelli, conservateur des nouveaux médias au Centre Pompidou, qui en a fait le prêt pour Mode d’emploi.

Au delà de l’anecdote que constitue ma présence dans la programmation, j’ai trouvé cette exposition impeccable, pédagogique mais sans lourdeur, formellement en accord parfait avec son sujet, et très fertile, elle rappelle tout ce que l’Art Conceptuel a d’enthousiasmant et de fertile.

§ Comment vois-tu l’évolution des rapports entre l’art et l’informatique ?

On pourrait se dire que le rapport entre Art et Informatique et surtout entre Design (et notamment design graphique) et Informatique n’est plus un sujet à part entière, puisque le numérique est désormais un outil bien installé — aurait-on l’idée de produire régulièrement des expositions portant sur le rapport entre “art” et “peinture”, comme s’il y avait lieu de s’étonner de juxtaposer ces mots ? Je comprends cette vision des choses mais ce n’est pas la mienne, car il me semble que les artistes dits “numériques” peuvent apporter un regard singulier et pertinent sur un domaine dont l’empire s’étend désormais à toutes les strates de la société. En tant qu’enseignant, le “numérique” m’offre chaque année de nouveaux sujets : interactivité, réseau, participation, libre, surveillance, data, NFT, mondes virtuels, robotique, code créatif, IA, et bien sûr post-numérique.

Pour toi, l’arrivée massive des IA génératives provoque t’elle des bouleversements ?

Bien que l’IA générative touche en apparence d’abord les professions créatives, je prédis que la question artistique ne sera bientôt qu’une part anecdotique d’un usage qui va bouleverser notre rapport à l’écriture, à la lecture, à l’information, à la vérité, à la démocratie, aux rapports professionnels, enfin que c’est un paradigme qui peut profondément bouleverser l’Humanité entière. Et sans doute pour le pire. Mais je ne vais pas développer, je dirais juste que le regard des artistes — au sens le plus large, incluons-y les anthropologues, les philosophes, qui ont l’ambition de se poser en auteurs — sur cette question est crucial.

Pour terminer cet entretien, aurais-tu un livre ou un·e artiste à recommander aux lecteurs et lectrices de muzeodrome ?

En ce moment je lis Une histoire de l’imprimerie et de la chose imprimée, par Olivier Deloignon, et Les algorithmes contre la société, par Hubert Guillaud, qui par hasard sont tous les deux à La Fabrique, deux livres assez passionnants quant au rapport entre technique et société. J’essaie aussi désespérément de lire Persistance du merveilleux, par Nicolas Nova, chez l’excellent éditeur Premier Parallèle, mais je n’y arrive pas car à chaque page, je m’arrête en me souvenant que l’auteur vient de mourir, dans sa quarantaine, et je pense à tout ce qu’il n’écrira jamais plus.

Note : pour la petite histoire, j’avais incité Jean-Noël Lafargue à rassembler dans un livre les codes créatif en moins de 280 caractères qu’il publiait au début des années 2020 dans Twitter. Cet ouvrage, c’est <=280 (voir plus haut).


{ Entretien publié en version courte dans le n°153 de l’infolettre Muzeodrome - le 20 mai 2025 }