Pour un musée, plus généralement pour une structure culturelle, la base de son écosystème numérique demeure son site Web. Un espace en ligne de référence où l’institution peut développer des contenus qui lui permettent de tisser des liens sur le temps long. Un site Web est aussi un espace de référence pour accéder au passé d’une institution : sa programmation et ses offres de médiation. Je suis toujours chagriné lorsqu’un musée, dans le cadre d’une refonte de son site Web, efface ce passé alors qu’il devrait au contraire en valoriser la richesse en le rendant plus accessible.

On lit encore trop souvent que ce qui déversé dans Internet y est conservé pour toujours. Dans les faits, toutes les secondes des contenus et des sites complets disparaissent. Je le sais depuis longtemps, cette fin d’année 2024 marque les 30 ans de ma découverte du Web (voir mon autobiographie numérique). Cette fin d’année marque aussi les 30 ans de l’ouverture de Geocities.

Avant Facebook et Myspace, GeoCities hébergeait la plus grande communauté en ligne du Web. Créé en 1994 sous le nom de Beverly Hills Internet, le site permettait aux dizaines de millions de « homesteaders » de créer des pages personnelles dans les quartiers thématiques de leur choix.Computer History Museum (2016)

Geocities, bannière, 1997

A l’époque, pour qualifier le Web, on parlait du cyberespace ou du village planétaire. Geocities était une méta-ville virtuelle avec ses quartiers thématiques dont certains portaient des noms de ville. Ainsi le quartier “Paris” était consacré aux arts, à la poésie et la romance.

En 1999, Yahoo! avait racheté Geocities pour plus de 3 milliard de dollars. Mais après l’explosion de la bulle Internet, au début du XXIe siècle, Yahoo! n’était pas parvenu à créer une véritable dynamique économique autour de Geocities. De plus certains créateurs de pages avaient fuit la plateforme suite à l’arrivée de la publicité.

En octobre 2009, les 38 millions de pages du site (principalement en langue anglaise) ont été effacées du Web. Six mois avant l’effacement, des hackers de l’Internet Archive et de l’Archive Team ainsi que d’autres bénévoles étaient intervenus avec ardeur pour sauvegarder les contenus du site. Ils étaient arrivés à en préserver une partie (1 terabyte, soit peut-être 11 à 20% du volume total du site). Rapidement, les archives (disponibles au téléchargement) de Geocities ont acquis une valeur historique.

Plusieurs artistes et chercheurs s’en sont emparés pour en proposer des explorations. Trois de ces projets sont particulièrement notables :

Une partie des archives de Geocities reste consultable en ligne via la Geocities Gallery, volet de Restorativland, un projet de Kyle Drake visant à exhumer des ruines Web fermées et abandonnées et à les restaurer dans un “état surfable”. Kyle Drake est aussi à l’initiative de Neocities - une plateforme lancée en 2013 qui se présente comme la “suite” de la première version de Geocities - celle qui était libre, fun et créative.

« L’histoire du Web est désormais l’histoire de l’humanité. Comme nous publions en ligne, nous ne laissons plus de traces écrites, ce qui signifie que si nous ne sauvegardons pas l’histoire du Web, c’est fini, pouf, notre histoire est partie. L’âge des ténèbres. »
Kyle Drake (dans un entretien autour de Geocities publié dans Vice en 2020).

La saga de Geocities montre l’importance des sauvegardes des anciens contenus Web et du besoin historique d’accéder à ces sauvegardes. Dans les collections des musées devraient figurer leurs anciens sites Web.

Pour compléter cet article de muzeodrome, je vous invite à lire celui de Morgane Tual: “Comment Geocities a démocratisé l’usage du Web, à coups de sites illisibles et de Gifs animés” (publié dans Le Monde, rubrique Pixel, le 1er novembre 2024). Dans cet article (réservé aux abonné-e-s), la journaliste a interviewé David Bohnett (informaticien et co-fondateur de Geocities), Ian Milligan (professeur d’histoire à l’université de Waterloo, Canada), Olia Lialina (archiviste du Web et “Net artist”) ainsi que Jason Scott (qui travaille à la sauvegarde des programmes informatiques au sein de l’Internet Archive). Pour ouvrir son article, Morgane Tual cherchait une personne ayant publié des contenus dans Geocities. Cette personne est celle que vous lisez actuellement.

«Il y avait un côté un peu punk: on ne savait pas faire, on se débrouillait, on s’amusait, on n’avait pas peur. Geocities, c’était une certaine période joyeuse, naïve et créative. On ne se rendait pas compte qu’on était des pionniers.»
Omer Pesquer, Le Monde, rubrique Pixel, 1 novembre 2024

Geocities, BlanquetWeb page d’accueil, 1997

Bonus : l’internet Archive a mis en place gifcities.org - un moteur de recherche sur les GIF publiés dans Geocities. “Nous avons extrait plus de 4 500 000 GIFs animés (1 600 000 images uniques)… Chaque GIF renvoie également à la page GeoCities d’origine sur laquelle il a été intégré (et certaines de ces pages sont encore plus impressionnantes que les GIF)!Internet Archive.

Geocities, BlanquetWeb, un GIF, 1997

Illustrations :

  • { 1 } bandeau de la page d’accueil de Geocities en 1997 “Your Home on the Web”
  • { 2 } page d’accueil en 1997 du BlanquetWeb, le site Web de Stéphane Blanquet que j’administrais dans Geocities pour et avec l’artiste
  • { 3 } un GIF animé du BlanquetWeb retrouvé grace à gifcities.org.

{ Article publié en version courte dans le n°150 de l’infolettre Muzeodrome - le 4 novembre 2024 }