Nous ne nous en rendons pas vraiment compte, mais depuis presque cinquante ans, nous sommes “piégé·e·s” dans un programme hyper-industriel qui suit une loi empirique formulée au milieu des années 1970.
« la puissance des puces électroniques double tous les deux ans »
Gordon Moore - 1975
Gordon Moore (1929-2023), ce nom ne vous dit peut-être rien ? Il a été avec Robert Noyce et Andrew Grove, un des trois fondateurs en 1968 de Intel, la première entreprise à commercialiser un microprocesseur en 1971 (voir à ce sujet le numéro de muzeodrome intitulé “Un petit français avec un 8008“).
Après 1975, la “déduction expérimentale” de Moore est devenue un programme industriel qui “a été utilisée dans l’industrie des semi-conducteurs pour guider la planification à long terme et pour fixer des objectifs de recherche et développement, fonctionnant ainsi dans une certaine mesure comme une prophétie auto-réalisatrice” (Wikipédia EN).
Ces cinquante dernières années, les innovations informatiques/numériques des musées ont été portées par ce programme industriel productiviste. Du coté des musées français :
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Dès les années 1970, l’informatique s’installe dans certains musées (premier ordinateur dans un musée, le musée national des arts et traditions populaires - début de la création des bases données des collections des musées de France).
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Dans les années 1980, s’ouvre l’ère des premiers dispositifs de médiation numériques (ouverture à Paris de la Cité des Sciences et de l’Industrie en 1986, avec de nombreux dispositifs faisant appel aux interactions humain-machine, dont des dispositifs sonores - à la fin de décennie, le film «Mémoires de Pierre» inclut trois minutes d’images de synthèse présentant la reconstitution en 3D de la grande église de Cluny)
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Dans les années 1990, l’informatique continue de s’implanter dans la sphère muséale : bornes interactives, sites web (et services minitel), cédéroms multimédias (1994, cédérom du Louvre - 1996, cédérom « Découvrir le Musée d’Orsay » - avec une visite virtuelle de l’espace central du musée et des zooms dans les œuvres).
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Dans les années 2000 et ensuite, le numérique dévore le monde avec de plus en plus d’appétit aussi coté des musées - en ligne (sites web de plus en plus gros, développement de multiples présences en ligne) et in situ (à la fin des années 2000, reconstitutions 3D superposées à différents points du site de l’Abbaye de Cluny - dés 2009, l’arrivée des applications pour smartphone, dont la toute première réalisée par Audiovisit pour le Musée de Cluny - en 2011, le Centre Pompidou expérimente la reconnaissance de formes avec l’application Blinkster et en avril 2012, Le musée du Louvre remplace ses audio-guides par des 3DS…).
Entre 2000 et 2024, si on effectue un rapide calcul, selon la “loi de Moore”, la puissance brute d’un processeur, à prix égal, aurait été multiplié par 4096 !
Mais a-t-on besoin de tant de puissance pour des usages déjà identifiés ? Et les personnes qui utilisent des machines constatent-t-elles vraiment cette démultiplication de puissance ? Vous par exemple, avez-vous l’impression que la machine sur laquelle vous lisez cette infolettre est x fois plus puissante que celle d’il y a quelques années ? Il est fort probable que votre réponse soit négative car les programmes informatiques, qui sont de plus en plus gros, ralentissent la puissance du matériel (voir la loi empirique de Wirth formulée en 1995: « Les programmes ralentissent plus vite que le matériel n’accélère. »).
L’application de la “loi de Moore“ présente aussi d’innombrables effets négatifs qui pèsent de plus en plus sur nos sociétés : obsolescence programmée («La configuration minimale requise double tous les 2 ans» Frédéric Bordage), effet rebond (Paradoxe de Jevons), accélération de l’extractivisme des minéraux, production de déchets électroniques toxiques très peu recyclés… Invisibilisés par les techno-optimistes, ces effets combinés à la consommation électrique nécessaire au fonctionnement de ces machines, présentent un coût environnemental non négligeable qui participe à l’épuisement des ressources terrestres, au dérèglement climatique et à la diminution de la biodiversité.
Dans leurs missions, les musées doivent encourager la diversité et la durabilité. Ils n’y parviendront qu’en adoptant de multiples sobriétés. Face aux injonctions performatives de la “loi de Moore”, la redirection ne sera possible qu’en investissant d’autres numériques.
{ Article publié dans le n°145a de l’infolettre Muzeodrome - le 25 avril 2024 }