En 1982, Susan Kare reçoit un appel téléphonique de son ami depuis le lycée, le « magicien du logiciel » Andy Hertzfeld. Celui-ci souhaite l’inviter à venir travailler avec lui chez Apple. Kare vit alors à Palo Alto (Californie, États-Unis), où elle est à la fois curatrice occasionnelle et artiste. Juste avant l’appel, elle était d’ailleurs en train de souder une sculpture grandeur nature d’un cochon marron (razorback) commandée par un musée de l’Arkansas**.** A 28 ans, les musées ont déjà eu une grande importance dans son parcours.
”Lorsque j’étais au lycée, j’ai travaillé au musée des sciences de Philadelphie pour un designer extraordinaire, Harry Loucks, qui avait travaillé pour Charles Eames. il m’a initié à la typographie et au graphisme et son travail m’a beaucoup inspiré…”
Susan Kare dans un entretien avec Andy Butler pour le magazine designboom en octobre 2014.
Quand Susan Kare embarque dans le projet Macintosh, fin 1982 / début 1983, celui-ci est dans sa phase finale (c’est pour cette raison que sa signature ne figure pas avec celles moulées dans le boitier de la machine). Steve Jobs a alors pris totalement les commandes du projet d’ordinateur convivial pour tous imaginé à la fin des années 70 par Jef Raskin (voir la partie 2 de ce numéro).
“L’équipe Mac avait un ensemble complexe de motivations, mais l’ingrédient le plus unique était une forte dose de valeurs artistiques. Avant tout, Steve Jobs se considérait comme un artiste et il encourageait l’équipe de conception à se considérer de la même manière. L’objectif n’était jamais de battre la concurrence ou de gagner beaucoup d’argent, mais de faire la meilleure chose possible, voire un peu plus. Steve a souvent renforcé le volet artistique ; par exemple, il a emmené toute l’équipe en excursion au printemps 1982 au musée Louis Comfort Tiffany, car Tiffany était un artiste qui avait appris à produire ses œuvres en série.”
Andy Hertzfeld - Folklore
L’embauche de Susan Kare fait partie de l’ensemble d’actions mené à la fin du projet pour amplifier ses dimensions artistiques et “inventer le futur” (selon l’expression de Jobs). Kare qui au départ ne connaît rien en infographie à pour mission de rendre l’interface utilisateur de la machine plus humaine.
”Docteur en arts de l’université de New York, dont elle est originaire, spécialiste de la sculpture et de la caricature française du XIXe siècle, Susan Kare, avait une idée très précise de l’effet qu’elle souhaitait obtenir : des dessins de lettres et des icônes claires, suffisamment expressives pour marquer les esprits et les regards, mais pas trop présentes pour ne pas gêner l’expérience des utilisateurs, un peu comme une signalétique d’autoroute ou une table d’orientation.”
Musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique (extrait du dossier de présentation de l’exposition « Icônes by Susan Kare »)
Les polices de caractère et surtout les icônes que Suzan Kare a créé pour le premier Macintosh ont marqué les esprits et sont devenus des références : la police système Chicago (tout d’abord nommée Elefont), le symbole de la touche commande, le pot de peinture, le lasso, la bombe, la montre, le mac qui sourit, la police de pictogrammes Cairo avec le petit chien (qui deviendra ensuite le chien-vache Clarus)… Pour réaliser ces polices et ces icônes, Susan Kare a puisé dans sa culture et ses pratiques artistiques.
”Les graphiques bitmap sont comme les mosaïques, la broderie et d’autres formes d’art pseudo-numérique, toutes choses que j’avais pratiquées avant d’aller chez Apple. Je n’avais aucune expérience en informatique, mais j’avais de l’expérience en graphisme”.
Susan Kare dans un entretien avec Alex Soojung-Kim Pang pour son site Making the Macintosh (2000)
Susan Kare a aussi poursuivi un travail déjà existant effectué sur d’autres machines, particulièrement celui réalisé pour l’interface utilisateur de la Lisa (Apple, 1983) qui est la mère de celle du Macintosh (cette interface disposait déjà d’un fond clair, d’une barre de menu, de fenêtres, d’icônes et d’une poubelle).
Le Macintosh est un travail d’équipe. Susan Kare travaille entre autres sur l’interface utilisateur avec le génial Bill Atkinson. Principal concepteur des routines de l’interface graphique de la Lisa, Atkinson est le développeur avec Andy Hertzfeld du moteur graphique 2D des premiers Macintosh (Quickdraw), le créateur de MacPaint - un des tous premiers éditeurs d’image matricielle, l’inventeur de la barre de menu et du double clic… Un peu plus tard, en 1987, il sera le concepteur de Hypercard, le tout premier système hypermédia fonctionnel et facilement utilisable (Hypercard a influencé Tim Berners Lee dans son élaboration du World Wide Web). Avant l’arrivé de Kare, Atkinson avait déjà avancé le travail sur l’interface graphique (on peut par exemple comparer une version de MacPaint avec les icônes d’Atkinson - source - avec la version finale avec les icônes de Kare - source -).
A l’époque, beaucoup de machines proposent déjà, dans leur jeu de caractères, les formes des quatre enseignes des jeux de cartes classiques, dont le cœur. Quelques machines vont même plus loin et présentent un jeu de caractères avec plus d’icônes, comme le sharp MZ-700 en 1983 (bien avant la première série d’émojis produites par Shigetaka Kurita en 1999). Susan Kare a aussi su être à l’écoute des signaux faibles. Pour le happy Mac et le sad Mac, il est envisageable qu’elle est adapté les émoticônes textuels ( :-) et :-( ) composés quelques mois auparavant en septembre 1982 par Scott Fahlman. Le contexte contre-culturel de la Silicon Valley a aussi imprégné ses créations. Les comics underground et les jeux d’arcade font à l’époque partie de la culture des jeunes adultes californiens. Si on regarde les personnages du jeu Pacman (1980), on peut dire qu’ils ont un lointain air de famille avec certaines icônes du Macintosh original**.**
Toutes ces influences conscientes ou inconscientes que Suzan Kare a assimilé ont donné un coté très cool aux icônes et à l’interface utilisateur du Macintosh original.
{ Article publié dans le n°114a de l’infolettre Muzeodrome - le 19 août 2022 }